Champagne !

« Mon médaillon s'agite. » fit remarquer le sorceleur d'une voix bougonne. Ou plus bougonne que d'habitude en tout cas. « Tu avais raison sur un point : il se passe quelque chose d'anormal là dedans. »

Cependant, ça n'était évidemment pas la raison de sa mauvaise humeur habituelle. En d'autres circonstances, il aurait même probablement été joyeux – Joyeux comme pouvait l'être un sorceleur. À savoir un horrible rictus et un penchant pour une ironie presque supportable. D'où ils étaient, il sentait l'odeur de la viande grillée, de la sauce sucrée sur des volailles à la broche, le vin, les parfums et les rires des convives. Geralt aurait pu s'en réjouir. Cependant en acceptant d'aider Jaskier il s'était aussi laissé embrigadé dans le plan le plus absurde qui lui ait été donné d'entendre. Et il avait supporté Angoulême et ses lubies pendant plusieurs mois, c'est dire s'il était tolérant au sujet de l'absurdité. Jaskier tenait à ce qu'ils se déguisent pour ne pas attirer l'attention. Cependant, puisque leurs finances se résumaient à peau de chagrin le barde avait décrété qu'un barde déguisé en Sorceleur n'attirerait pas l'attention. Et qu'un Sorceleur déguisé en barde ne l'attirerait pas non plus.

Allez savoir pourquoi, les culottes fushia brodées, les collants et souliers et le chapeau à plume d'aigrette déplaisait au Mutant. Et puis, histoire d'achever le tout, Jaskier lui avait même fait l'outrage de l'obliger à porter un pourpoint assorti. Un pourpoint. La chose qu'il détestait le plus après les portails... et les plans de Jaskier.

« Comment est-ce que tu respires dans ce genre de tenue, j'arrive à peine à bouger les bras. Et ce froc me serre les... »

Le barde devait sûrement être tout aussi peu à l'aise avec plusieurs kilos de cuir cloué sur le dos. Mais lui au moins n'avait pas l'air ridicule. Quoique...

« Et ce parfum m'empêchera à tous les coups de flairer la moindre piste. »

Sans parler de l'encombrement de ce maudit luth. Avec humeur il passa ses doigts sur les cordes. Jaskier ne s'agaçait pas devant grand-chose sinon des insultes portant atteinte à son égo ou à son art. En revanche, la mauvaise musique avait tendance à le faire réagir. Enfantin comme façon de faire ? Geralt ne nierait sûrement pas.

Une chance d'ailleurs qu'il couvrait son visage derrière un masque. Un souvenir des bals masqués – ohé ohé - de Kovir et Poviss d'où il revenait avec une histoire... à dormir debout. Lorsqu'ils se retrouvèrent devant les grandes doubles portes de l'entrée du domaine, plusieurs gardes privés des lieux les observèrent un instant. Jaskier n'avait pas la carrure du harnachement qu'il portait et Geralt... et bien disons que personne ne fait peur dans une tenue bouffante colorée. Le masque cachant les yeux de chats, il suffit de leur présenter une lettre d'invitation, rédigée par ce bon vieux Doudou. Les Dopplers ont souvent des dons de faussaires.

Une fois à l'intérieur, les jardins gigantesques semblaient presque féeriques. Chaque arbuste était méticuleusement taillé, l'alignement de chaque pavé semblait tout droit sorti de l'imagination d'un foutu maniaque. Geralt fut même presque tenté de faire une rime sur les colonnes et les arches... et sur ce qu'il détestait le plus au monde. Seulement, Pourpoint ne rime pas avec Portails et rien ne lui venait non plus concernant les idées de son ami.

« Tu avais raison Jaskier. Nous voilà entrés. »

Est-ce que ça ne ressemblait pas à un Alexandrin ? Songea le Loup Blanc. Il secoua la tête et se concentra sur l'essentiel.

« Comment s'appelaient tes amies, déjà ? »

Il n'empêche qu'il avait déjà dévié de quelques pas, lorgnant sur une amphore de vin. Avec ce qu'il portait sur le dos, boire ne serait pas un luxe.

Chargé comme un baudet dans ma tenue, je marche de manière aussi guillerette que possible, en gonflant le torse, histoire d’essayer un peu de remplir l’armure de cuir clouté de Geralt. Et aussi parce que ça évite que chacun de mes mouvements ne ramène l’odeur qui l’imbibe à mes narines. Je me suis bien gardé de lui dire que je trouve que c’est un peu trop musqué tout ça. J’imagine que les sorcières adorent. Comme cette satanée furie... Je pouffe tout seul à cette pensée avec un sourire goguenard, le regard fixé vers la foule d’invités qui se presse à l’entrée de la propriété.

Je pose un regard curieux sur le médaillon lorsque le grognement nerveux de mon cher ami évoque le fait qu’il s’agite. « Ah ? Ah oui, le tien. » Je dois l’avouer j’ai un sourire fier. J’adore quand il me dit que j’ai raison. J’ai souvent raison, mais l’entendre de la bouche de Geralt c’est bien plus flatteur. Mes narines s’excitent à nouveau sous les effluves des divers mets qui s’offrent à notre imagination avant de s’offrir à notre vue. Il nous faut encore entrer et nous installer à un endroit propice à l’écoute tout en passant inaperçu.

Il va sans dire que dans ce brouhaha ambiant, on a tendance à laisser la parole avoir libre-court. Mon regard outré se tourne vers Geralt lorsqu’il critique ma plus belle tenue de fête. Il ne s’arrête pas là le bougre ! « Tu aurais préféré emprunter une robe à l’une de mes conquêtes ? » fis-je le sourire moqueur, cherchant sa réaction dans la gestuelle de sa mâchoire plutôt que dans ses yeux que je ne vois pas derrière son masque « Ne t’en fais pas je ne suis pas à l’aise dans ton armure non plus…dis-moi…tu la nettoies de temps en temps ? » Mon ton est piquant, mais je ne lui laisse pas vraiment le temps de répondre, je ne supporte déjà plus la musique ambiante. « Mais quel est ce ménestrel de bas étages ! Il n’a aucun don pour les accords ! Il est déjà soûl ou bien ?! »

Je ferme pourtant rapidement mon clapet et retire mes mains qui vont un peu trop rapidement vers mon luth, voilà notre tour à la garde d’entrée. J’offre mon sourire de Sorceleur le plus convaincant, c’est à dire un visage aussi grognon que possible avec cette fausse cicatrice dessinée au charbon en travers de mon œil, en tendant mon invitation chez Félicien le Magicien. Félicien le Magicien. Non mais, qui est fier d’un tel titre ? Une fois l’accord donné, je me presse à l’intérieur, comme s’ils risquaient de revenir sur leur décision et de vérifier une seconde fois nos tenues. Ah non grand dieu, je commence déjà suer. C’est si lourd… « Ah. » Je m’arrête net devant le spectacle du jardin à la symétrie irréelle. Je grogne et me renfrogne. J’aurais dû être admiratif, excité, mais je ne sais pas pourquoi, je suis plutôt...je préférerais tenir une discussion avec une harpie plutôt que d’être ici.

Geralt me parle. J’ouvre mes yeux grand comme des soucoupes. « Il doit y avoir de la magie dans l’air, ça fait deux fois en même pas vingt minutes que tu me dis que j’ai raison Geralt. » Ce dernier enchaîne sur l’objectif de notre venue. « Gerda, Axelle et Emily. » Ma main englobe le médaillon à ma poitrine, j'ai l'impression qu'il s'agite alors que je sais bien que c'est impossible et ça commence étonnamment à me tendre. Je ne manque pourtant pas le mouvement de Geralt en direction d’une table où trône une amphore de vin. Je souris et me dirige d’un pas décidé, même si un peu lourd, vers le Graal. Je serre deux coupes et j’en tend une à Geralt avant de lui susurrer. « Comment savoir si ce n’est pas empoisonné ou ensorcelé ? » Je présente ma coupe à mon ami pour trinquer. « Merci d’être venu ! »

Ensorcelé ou pas, le vin termine dans mon gosier aussi rapidement qu’il avait atterri dans le verre. Me voilà étrangement requinqué. Mon regard parcourt les invités qui arrivent au compte goutte. Les divers costumes ne me font pas regretter d’avoir revêtu l’armure malodorante de Geralt. Je lâche un rire moqueur devant un comte un peu trop serré dans sa tenue. « Il a perdu un pari celui-là, il doit définitivement avoir quelque chose qui le maintient droit comme un i. » Je cherche l’aval de ma plaisanterie graveleuse auprès de Geralt d’un regard en coin vers lui.

Et gna gna gna, quoi mes parfums ? Ils ont la côte auprès des donzelles mes parfums! Je m’étonne à peine de son silence concernant la robe. Disons que je n’arrive pas à concentrer mon esprit sur ce qui peut bien se cacher sous ce silence et je décide de savourer ma victoire en me disant, peut-être à tort, que je lui ai simplement rabattu son caquet. L’ambiance est étonnamment enivrante, tout en réussissant à donner l’impression qu’elle cache quelque chose. C’est mêlé dans ce sentiment partagé que j’observe mon compère dont la commissure des lèvres n’augure rien de bon. Et bien oui. Évidemment, il ne peut pas s’en empêcher ! « Dis tout de suite que je suis un oiseau de mauvais augure ! » fais-je, mi-figue, mi-raisin. Je réponds tout de même à sa question, ramenant mes amies disparues au centre de la conversation.

Je suis dépité de l’entendre se rire de la situation. Bon… j’ai dû lutter pour ne pas pouffer, je l’admets, dit comme ça, c’est terriblement cocasse. Mais tout de même, on ne sait même pas si elles sont en danger ! Je n’ai pas le temps de m’y attarder, il est bien bavard pour une fois et se remémore à voix haute nos péripéties passées, les présentant de manière si légère et simples que mes belles proses pour raconter la même chose en prennent un coup. Laissant de côté ce qui me froisse, je me tourne vers ce qui me fascine : sa bonne humeur, ce ton guilleret. Comment peut-il être de bonne humeur dans un endroit pareil ! Je souris à nouveau et lui propose de trinquer. Le tintement de nos coupes résonne et rapidement le vin nous réchauffe. Je souris comme un bienheureux une fois mon verre fini. Sans siroter, en trois gorgées à peine. J’en aurais bien repris un peu, mais ça c’est avant que l’homme à la démarche non naturelle interpelle mon attention.

Ma plaisanterie sort de ma bouche comme si ce n’était pas moi, et pourtant, je ricane. Geralt renchérit tout en assurant que l’homme a une arme. Je plisse les yeux, soupçonneux envers cet invité. S’il est armé d’un poignard, alors il faudra s’en méfier. « Ou lui voler. » La phrase m’échappe avant que mes yeux ne s’arrondissent à la remarque de mon ami. Son épouse ? Quelle épouse ? Moi je ne l’ai pas repérée ? Oh et il est vrai qu’elle est fort charmante. « Elle est accompagnée de toute façon. » dis-je encore sans vraiment y faire attention. Décidément, je ne me ressemble pas ce soir. Depuis quand un mari est un obstacle ? La remarque de Geralt me ramène à notre mission. « Ah oui. » Comment avais-je pu oublier. Le mouvement de Geralt m’interpelle. « Oh tu m’en sers un aussi ? » Je lui tend ma coupe vide lorsqu’il termine de remplir la sienne.

Finalement, le plan auquel a pensé mon grand ami, c’est de se séparer pour grappiller des informations. Mon regard se porte sur le groupe qu’il désigne, me faisant hausser un sourcil perplexe. Pas forcément les personnes que je l’aurais imaginé choisir. Je ne sais pas si c’est une bonne idée de le laisser partir tout seul...mais c’est un grand garçon après tout. « D’accord ! Mais ne te perds pas dans les jupons de ces dames ! En tout cas, évite les femmes mariées, c'est des nids à problèmes. » J'en sais quelque chose, j'ai risqué ma vie de nombreuses fois à cause de ça. Mon regard se porte alors sur le groupe de nobles à l’opposée. Je m’invite dans leur groupe d’un salut de la tête, levant ma coupe à leur santé. « Bonsoir messieurs !  Le vin d’ici est terriblement divin ! Sauriez-vous me dire où notre cher hôte se le procure ? » Une entrée en matière correcte je pense. Du moins, cela semble convenir, car après un fou rire non retenu par rapport à ma tenue, trop grande pour moi, ils daignent me répondre très sérieusement.

La discussion s’éternise sur le vin et la chasse, diantre, ces gredins ne savent même pas achever une pauvre bête dignement. Je me serais bien passé de l’étalage des détails sanglants. Aucun respect pour les êtres vivants à ce que je vois. Je soupire. Comment aborder la question des femmes… Mon regard se tourne dans la direction qu’a pris Geralt. Je suis bien curieux de savoir comment il s’en sort….

Je lève les yeux au ciel. Geralt s’inquiète désormais des histoires de cœurs d’une sombre inconnue. Très charmante oui, mais, inconnue tout de même. J’ai vraiment besoin qu’il me resserve un verre, après tout, ça me remettra sûrement les idées en place. Je ne me sens plus vraiment moi-même. Et j’ai rarement été aussi grognon à une soirée pareille. Lançant quelques conseils qu’il ne suivra probablement pas à mon ami, je m’éloigne vers le groupe qu’il m’a assigné un peu plus tôt.

Les diatribes affreusement longues de ces messieurs concernant la chasse ont raison de moi, tout comme mon incapacité à placer élégamment des questions sur mes amies. C’est qu’il faut rester prudent pour ne pas tout faire capoter. Mon regard se tourne dans la direction où j’ai laissé le barde, je veux dire, Geralt, juste avant. Ma mâchoire inférieure manque de tomber. Une damoiselle à chaque bras, le voilà en train de murmurer des choses à l’oreille de la duchesse qu’il avait qualifié de nymphe un peu plus tôt. Je n’en reviens pas. J’ai cette drôle d’impression de déjà-vu, comme si cette situation m’était familière, mais cette fois, quelque chose est différent. Partagé entre l’agacement et l’amusement, je considère le regard haineux de Monsieur Manche à Balai Dans le Derrière avec une pointe d’inquiétude.

Il est situé à quelques mètres derrière son épouse, l’attitude tendue, comme prêt à bondir. Je me souviens que cet homme dont je me moquais non longtemps avant est potentiellement armé. Je dois avouer n’avoir aucune envie de vérifier en voyant mon ami se faire attaquer sous mes yeux. Ne prenant pas la peine de saluer mes comparses, qui de toute façon ont l’air de vouloir de mon avis comme on veut serrer la panse à un zeugle, je me glisse dans la foule, décidé à arracher l’artiste d’entre les tentacules de ces charmantes dames. Entamant une avancée en crabe entre les personnes restantes, je me retrouve dans le dos du joyeux luron, nez à nez avec son rival. « Merveilleux costume de...euuuh...vous êtes quoi en fait ? » Je lui affiche mon plus beau sourire, à quoi il répond par un grognement. « Dégagez. » Je refuse de bouger, espérant qu’il me pousse. Non seulement ainsi, je le retarde, mais j’en profite également pour le voler.

Une expression victorieuse sur le visage, la dague en main, je la glisse discrètement et rapidement dans un pan de ma cuirasse, comme si...comme si c’était une évidence. La gestuelle m’est tout à fait naturelle. Cela fait, je rattrape le mari jaloux par l’épaule, l’obligeant à se tourner vers moi. « Vous ne m’avez pas répondu. » fais-je. Il ouvre la bouche, je m’attends à un juron, mais c’est un cri aigu qui en sort. Nous nous regardons surpris. « Ce n’était pas moi ! » me disent ses yeux. En effet, la musique s’est brusquement tue, et la foule est parcourue d’un murmure, tournée vers l’entrée du labyrinthe. La voix de Geralt m’arrive aux oreilles en même temps que mes yeux parviennent à se poser sur la blonde blessée. Je lève une fois de plus les yeux au ciel, même si un léger tressautement taquine mes coins de bouche. La pauvre a l’air pourtant terrorisée,  un léger sentiment de culpabilité m’assaille.

L’enchaînement suivant me laisse un peu bête. On crie au vampire, Geralt fait une rime affreuse, les femmes à ses bras gloussent encore et le barde improvisé utilise sa grosse voix qui ne sait pas chanter pour m’introduire comme… « Jasper de Yarov... » Je répète sans comprendre. C’est absolument...une idée de génie ! Après un clin d’œil complice à mon ami, je gonfle le torse et m’avance vers la jeune femme blessée, qui entre temps s’est lourdement évanouie sur le sol, pour prendre son pouls. Elle est vivante, c’est toujours ça. « Toi. » Je pointe un homme vêtu d’une tenue qui ressemble à druide. « Panse ses plaies. » J’inspire un grand coup et je me lance dans le labyrinthe. Comment on tue un vampire déjà ?

« Prends garde satané Vampire ! Moi, Jasper de Yarov, Ours des montagnes du Nord, vais te mettre une bonne raclée ! » Dis-je très fort pour me donner du courage. Mais j’espère que tout le monde a entendu, en tout cas, je n’ose pas me retourner pour vérifier. A peine quelques pas plus loin, à l’angle d’un buisson, j’essaie d’écouter avec plus d’attention, pour repérer la présence du coupable. Rien ne me vient, sinon la musique revenue dans la cour principale. Je fais une moue agacée. On repassera sur le support mo… « OooOOH ! » Un homme vient de surgir de la haie, dans l’ombre. « Woah ! Vous m’avez filé les jetons ! Vous auriez pas vu un vampire ? » On a déjà fait mieux comme introduction, je sais. Je regarde un peu mieux en attendant sa réponse, sa bouche et son menton sont si sombres et pourtant luisants, que je devine du sang. « C’est donc vous. » Il s’approche sans rien dire, puis demande. « Elle est où ? » Les effluves de vinasse tournée teintées de fer qui me parviennent ne font aucun doute. Il est bien ivre le bougre ! Me fiant à mes instincts, j’utilise mon coude pour l’assommer. Il tombe mollement sur le sol. C'était plutôt facile. L’attrapant par la cheville, je le traîne jusqu’à la sortie du labyrinthe. C’est tout ce qu’il mérite pour avoir usé de violence sur une pauvre innocente.

C’est le souffle court et en sueur que je débarque à nouveau dans la cour principale, en prenant bien plus de temps que prévu. Absolument rien d’héroïque dans la démarche, la tenue que je porte ne m’a jamais parue aussi lourde. Essoufflé, je lâche la cheville du dit vampire pour pouvoir m’appuyer sur mes cuisses, la tête relevée vers les fêtards espérant croiser le regard de Geralt.

Éreinté, ça, je le suis. Mais je dois reconnaître que je me sens galvanisé par la salve d’applaudissements qui m’accueille au moment où la foule comprend que je viens de ramener le coupable, ivre mort et couvert de sang. Mon regard cherche toujours mon grand ami. Je le surprend en train de murmurer à sa voisine en me regardant. Il parle de moi, c’est sûr. En bien j’espère ? Bon en tout cas il ferait mieux de lâcher les pintades à ses bras pour m’aider. C’est pas comme ça qu’on va réussir notre mission. Mission qui me semble malgré tout très floue. Je sais que ma présence en ces lieux a un but précis, mais de là à dire quoi exactement…. Je me redresse pour essayer de reprendre mon souffle. Je me demande encore pourquoi je porte une tenue aussi grande pour moi. Et surtout aussi lourde.

Je m’avance parmi les accolades célébrant ma victoire sur le monstre au sol pour rejoindre le barde.  Ce dernier m’accueille avec un compliment qui m’arrache un sourire léger malgré le grognement las et bougon qui sort de ma bouche. « Merci. » dis-je, la prunelle de mes yeux s’allumant à la seule vue du verre de vin salvateur tendu sous mon nez. Ce  n’est que lorsque mon godet est vidé d’un trait que les paroles de Geralt atteignent mon cerveau. « Oh c’était donc ça ! » Je parle un peu pour moi-même, mais voilà qu’il me rappelle enfin ce que je m’escrime à ramener à la lumière de mon esprit embrumé par l’alcool et l’ambiance envoûtante. « Quand il s’agit de donzelles, impossible que tu oublies n’est-ce pas ? » lui dis-je en lui collant un coup de coude dans les côtes avec un air complice, l’œil brillant de sous-entendus.

Un miaulement me fait me retourner. Une grimace entre la gêne et le dégoût se peint sur mon visage. Non mais ce comportement...on se croirait dans une ménagerie. En regardant autour de moi,  c’est vraiment l’impression que j’ai et surtout que ça ne tourne pas rond. Ou plutôt que ça tourne un peu trop. La voix rocailleuse de mon ami suggère la force de l’effet du vin. Je hoche la tête en assentiment. « On devrait peut-être envisager autre chose à boire si on veut avoir l’esprit plus clair...pour retrouver...c’était quoi déjà ? Ah oui, nos bonnes amies. » Après un regard entendu à Geralt, je l’entraîne à quelques mètres de là, vers le vampire toujours étalé au sol, pour appliquer ses bons conseils. La foule l’avait royalement ignoré et on l’avait laissé face contre la délicate maçonnerie qu’il salissait sans vergogne de sa bave pleine de sang.

Je secoue le bougre par l’épaule. « Hé ! » Un grognement me parvient mais il garde obstinément les yeux fermés. Mon regard parcoure les environs et la fontaine me donne une idée. « Geralt, est-ce que tu peux le mettre assis contre le mur ? Je reviens tout de suite. » J’avise un saladier presque vide de raisins que je transvase dans un autre et m’en vais remplir le récipient d’eau glacée.  Non longtemps après, mon vampire sursaute violemment sous l’assaut des gerbes d’eau froide sur son visage. « Alors, on a bien dormi prince de la nuit ? » Les iris hébétées qui m’observent ont perdu de leur sauvagerie pour de l’interrogation mêlée de crainte. Le bougre ne sait clairement pas où il est, ce qu’il a fait et pourquoi je le jauge, un point sur la hanche, l’autre main tenant un saladier vide. « Gerda, Axelle, Emily. Ça te parle ? »

« Qui ? » Il bat des cils, les yeux ahuris. La haute stature de Geralt dans ses habits colorés a l’air de le perturber au plus haut point. Son regard passe de lui, à moi, de moi à lui, mais pour le moment, aucune information. Je tapote le saladier, agacé. Le bruit métallique attire son attention, et il me répond. « J’sais pas qui c’est moi. Mais vous pouvez aller à l’intérieur demander à Cunégonde, elle connaît tout le monde ici. » Mon regard le jauge encore un peu, puis il croise celui du barde. L’enquête peut reprendre ! Je souris à mon acolyte. « Les pint..Hum tes duchesses pourront-elles se passer de toi quelques instants ? » Car oui, j’entends des chuchotements surexcités dans mon dos, les deux pintades accrochées l’une à l’autre à défaut d’avoir le barde pour leur servir de pilier.