Les morts devraient rester à leur place [Emhyr - Regis, 1279]

Les mains jointes dans son dos, Régis contemplait depuis maintenant de très longues minutes les tours d'or de la capitale du Soleil Doré. On ne mentait pas, il s'agissait probablement d'une des plus belle ville qu'il lui ait été donné de visiter. Seule ombre au tableau : la douane procédait à un banal contrôle de routine et il semblait bien que des gens plus influents se fussent ici immiscés dans l'affaire. Un bien bel officier était allé trouver un autre notable bien plus cintré qui s'était empressé d'aller faire quérir un page afin de transmettre une missive à laquelle il avait apposé un sceau qui semblait suggérer qu'il s'agissait d'un message urgent. L'apothicaire n'avait pas bien compris, puisqu'il ne parlait pas vraiment Nilfgaardien mais il devinait sans mal qu'il était la cause de tout ces remous.

La situation sembla se décanter avec de la patience. Un énième officier dans un Nordien à couper au couteau lui expliqua qu'il devait les accompagner jusqu'au palais. Dire qu'il y était invité aurait été de trop, d'après lui, mais il ne chercha pas à jouer sur les mots et se contenta de suivre le petit groupe d'homme d'armes qui l'avaient guidé dans les rues.

Ils empruntèrent des rues magnifiques que le vampire se jura de revenir visiter plus tard, passèrent plusieurs rideaux de gardes de mieux en mieux parés jusqu'à passer les somptueuses portes d'un palais qui aurait fait rougir de honte les richissimes adeptes du Feu éternel tant l'endroit suintait la richesse. Dans le hall, Régis s'éloigna un peu pour venir effleurer de ses doigts les grandes colonnes de marbre noire. Mais là encore, on le coupa dans sa découverte et il fut une encore « invité » un peu plus loin.

L'invitation, d'après lui, offrait une opportunité de refus poli à la personne. Seulement, Régis savait bien que dans son cas, il ne pouvait refuser, même avec toute la décence du monde, d'aller rejoindre celui ou celle qui désirait le voir. Il y a des gens à qui on ne dit pas non. Emhyr Var Emreis en est probablement l'exemple le plus parlant en ce monde.

Sur le trajet, un laquais un tantinet agaçant parla de protocole. En long, en large et en travers il rappela qu'il était important de s'incliner devant son Imminence. Qu'il ne fallait parler que lorsqu'on était certain de pas couper le maître des lieux et qu'il convenait d'user de politesses en toute situation. Régis n'étant pas un mufle, il ne sembla pas inquiet et quand les portes – elles aussi magnifiques – s'ouvrir sur l'Empereur en personne, Régis comprit enfin.

On annonça Sa Majesté. Régis écarta les bras, plia le genou droit et courba l'échine avec grâce et déférence, tenant la posture de longues secondes pour marquer son respect de l'autorité et du code local avant de se redresser tout à fait sobrement, adoptant une posture humble et simple, en tenant ses mains jointes devant lui. Dans son habit noir, il avait parfaitement l'air d'un collecteur d'impôt peu commode. Son regard glissa sur les alentours, s'attardant sur la décoration, encore une fois somptueuse. Son hôte s'adressa aux gens présents qui s'inclinèrent et quittèrent les lieux. Régis une fois encore, ne le comprit pas. Cependant, la tirade suivante fut prononcée dans un Nordien parfaitement compréhensible pour lui, si bien qu'il ne cacha pas une petite moue impressionnée tout en inclina brièvement la tête pour signifier que l'Empereur ne se trompait pas dans ses informations.

" Eh bien, je suis honoré que ma modeste présence sur vos terres ait attiré l'attention de votre Imminence sur ma personne et je m'étonne de vous savoir si bien renseigné à mon sujet. "

Il eut un infime sourire. Le genre qui laissait aisément deviner qu'il n'était pas dupe et qu'il savait que les formidables services secrets impériaux étaient très certainement derrière tout ça. Qu'importe, dans tous les cas.

" Je confirme que j'ai effectivement fait un bout de chemin avec Geralt de Riv et, avouons-le de suite, j'y étais aussi accompagné de l'un de vos sujets désavoués que vos lois condamnez à mort. Un brave chevalier de Vicovaro coincé dans une bien fâcheuse situation et qui fut occis en offrant sa vie pour sauver une demoiselle. "

Inutile de faire comme s'il n'avait pas connu Cahir, après tout. Emhyr devait le savoir aussi. Régis n'était pas là pour jouer au plus malin, de toute manière. Se montrer parfaitement honnête conviendrait davantage.

" Quoiqu'il en soit, si le protocole Nilfgaardien me permet de le formuler : je souhaiterai en savoir plus quant à votre proposition, tout en me permettant de préciser que je suis avant tout expert en médecine, que je m'intéresse à la nature et qu'effectivement j'ai quelques connaissances en matière de plantes. En revanche, la magie pure est l'apanage des mages et... bien que j'aurais peut-être aimé en être, ce n'est malheureusement pas le cas aussi mes connaissances en la matière seront-elles très lacunaires "

La mine sobre de Régis sembla se fondre un peu en quelque chose bien plus sérieux lorsque l'Empereur mentionna les revenants. Oui, même dans le nord il avait entendu parler de ce genre de choses. Mais sans jamais y prêter une grande attention. En réalité, il connaissait assez bien les gens du peuple pour considérer que ce genre de rumeurs n'étaient justement jamais plus que des rumeurs. Un ragot rapporté d'on ne sait où sans que personne ne soit jamais clairement désigné. L'ami d'un cousin du père de ma fiancée a entendu dire par le cousin de la femme de son maréchal-ferrant que... untel était revenu à la vie alors qu'il était mort de la peste six mois plus tôt.
En somme, Régis n'y avait jamais donné plus d'intérêt que ça, considérant qu'il ne s'agissait que de balivernes.

Le fait est qu'un personnage aussi important que la Flamme qui danse sur les cadavres de ses ennemis considère ces ragots comme étant suffisamment pertinents pour qu'il soit nécessaire d'enquêter avait de quoi radicalement modifier l'attention que le vampire pourrait prêter à ce genre d'intrigue. Il croisa un bras sur son torse, son autre main se glissant au nouveau de son menton. Ses sourcils touffus, froncés de par sa moue songeuse, firent presque disparaître ses yeux et il poussa un petit grognement qui accompagnait sa mûre réflexion.

"Je n'ai jamais constaté de mes yeux la moindre réincarnation, votre Glorieuse Eminence."

Mais le ton de sa voix laissait aisément deviner que sa curiosité était suffisamment piquée pour qu'il tente d'en savoir plus.

"Néanmoins, si les rumeurs à ce sujet se révèlent être vraies, j'admets volontiers que mon esprit scientifique aimerait grandement se heurter à la compréhension d'un tel phénomène."

Il décroisa les bras de devant son torse pour les joindre dans son dos à nouveau, l'air davantage résigné. Il ne pouvait pas réellement refuser une telle offre. Mais il savait que démêler cette légende ne serait pas évident. En outre, il comprenait un peu mieux pourquoi il avait été amené ici. Emhyr Var Emhrys savait qu'auprès de la Hanse, il avait sûrement vu et entendu des choses qui dépassaient l'entendement et que par conséquent il était naturellement enclin à accepter des idées aussi saugrenues que des retours à la vie. De plus, étant Nordien, Régis pouvait faire appel à des spécialistes de la magie là où à Nilfgaard les Sorceleurs avaient été traqués et éliminés et les Magiciens qui n'avaient pas quitté le territoire croupissaient actuellement dans des prisons.

"J'accepte donc de mener l'enquête pour vous. Néanmoins, ma participation devra se faire sous plusieurs conditions."

Il s'était approché du bureau, gardant une attitude toujours aussi neutre et posée, tout en donnant l'impression de mûrement réfléchir aux conditions qu'il allait émettre.

"Pour commencer, puisque Son Éminence a déjà soulevé l'idée d'une compensation pécuniaire très généreuse, je me permettrais l'audace d'une contre-proposition. Je suis venu ici par navire depuis le royaume de Kovir dans l'espoir d'obtenir un accord de commerce. Je demande peu : il y a dans vos provinces, de nombreux ingrédients que je ne pourrais trouver au Nord. Mon souhait en venant ici était d'obtenir un autorisation de fret pour faire envoyer de manière régulière des ingrédients jusqu'à mon échoppe, à Lan Exeter. En guise de paiement, j'aimerais simplement que vous fassiez en sorte que d'accéder à cette modeste requête, avec si votre bon cœur l'accepte, le droit de me substituer à toutes taxes douanières."

Il lui semblait bien que le marché était largement équitable. Nilfgaard n'aurait rien à débourser de plus, et Régis lui, n'aurait pas à perdre des mois, voire des années à batailler avec l'administration et avoir d'échanges délicats pour obtenir son droit d'exporter des ingrédients Nilfgaardiens jusqu'à son domaine. Avec un sceau impérial, tout serait beaucoup plus simple.

"Concernant mon travail, mes requêtes sont les suivantes : j'aimerai que votre Grâce m'autorise à rencontrer des gens revenus d'entre les morts pour commencer mes recherches. Il convient aussi de considérer que la barrière de la langue risquerait de très vite me poser des problèmes, aussi serais-je curieux de savoir si vous accepteriez de me laisser continuer le reste de mes recherches chez moi, auprès de mes pairs. Il va de soi que je vous ferai transmettre régulièrement le fruit de mes découvertes en les transmettant, par exemple, à l'ambassade Niflgaardienne à Lan Exeter, laquelle s'empressera, j'en suis sûr, de vous transmettre mes rapports à venir."

Régis inclina lentement la tête aux propos de l'Empereur avec une élégance certaine qu'on pouvait difficilement imaginer venant d'un homme comme lui. Il faut dire qu'il n'avait pas les traits aristocratiques. Il secoua lentement la tête de gauche à droite finalement, indiquant que non, il ne doutait pas des paroles de l'Empereur. Un pauvre diable du fin fond de la Témérie lui aurait demandé la même chose qu'il l'aurait probablement invité à aller se faire servir une bière pour avoir la paix sans écouter ce genre de boniment. Mais quand l'homme le plus puissant du continent croit dur comme fer que les morts reviennent à la vie, il convient toujours de traiter l'information comme une vérité absolue. Quand bien même elle ne le serait pas, d'ailleurs. Il aurait été mal avisé de le contredire.

Dans le cas de Régis, il ne mentait pas non plus quand il lui disait qu'il le croyait. Dans le nord, le tout puissant régent de Nilfgaard avait bien des sobriquets. Mais aucun ne le définissait comme quelqu'un d'idiot. Au contraire, il était plus vu comme un génie maléfique dans les provinces Nordlings. Or, on n'unit pas toutes les régions du Sud et on ne vainc pas les pays les plus forts du Nord sans un intellect fin et une capacité à trier les informations. En somme : si Emhyr Var Emreis parle de morts-vivants, personne ne peut douter de leur existence.

"À défaut de pouvoir promettre qu'ils seront satisfaisants, les résultats que je vous donnerai seront les meilleurs que je pourrais vous fournir. Je ne me contente que d'un travail bien fait."

Et en ça, Régis n'était pas simplement mielleux pour convenir à l'Empereur. Il aimait les tâches bien faites, étant de ceux qui considèrent qu'il vaut mieux ne rien faire, plutôt que de mal faire. En médecine ou en science, le sérieux et la rigueur sont toujours nécessaires, sans quoi les résultats seront dans la grande majorité des cas, parfaitement biaisés. Sans minuties et méthodes, aucune conclusion n'est viable.

Le vampire ne cacha pas sa déception devant le refus du souverain à lui permettre de rentrer jusque chez lui, toutefois. Il fronça à nouveau les yeux dans une moue songeuse, s'essayant à tourner le problème dans tous les sens. Il n'en voyait toutefois aucune issue digne de ce nom au vu des conditions. La patience n'était pas la première qualité d'Emhyr, à ce qu'il lui expliquait. Régis pouvait parfaitement l'entendre, mais il convenait d'avouer qu'il restait un imprévu majeur. L'aspect purement scientifique pouvait être traité, il n'y avait aucun doute à ce sujet. Mais pour les réponses magiques, ce serait bien délicat.

" Sa Luminescence pardonnera, j'espère, les mots qui viennent. "

Avait entamé le vampire.

"Kovir est un royaume qui fourmille de mages à la recherche de travail. Ces mêmes mages que vous avez fait bannir de vos contrées. Loin de moi l'idée de vous reprocher vos décisions, évidemment. Je vous sais pragmatique, aussi vais-je me permettre de vous formuler ce qui me semble être le dilemme de notre situation ; préférez-vous obtenir des résultats rapides de ma part, mais qui seront nécessairement incomplets ? Ou est-il préférable d'attendre pour obtenir des réponses bien plus pertinentes à l'épineuse situation sur laquelle vous souhaitez me faire enquêter ?"

Après tout, après les persécutions des mages en Nilfgaard, il était peu probable que l'un d'eux vienne se faire employer. Le monde magique était conscient de ce qui se déroula ici. Les Sorceleurs eux, seraient plus difficiles encore à convaincre. Régis ne voyait pour ainsi dire aucune option qui lui permettrait de rendre un rapport complet.

"Bien entendu, l'autorisation de retourner à Kovir ne veut pas dire que j'y resterai. Je pourrais vous proposer une forme de présence... en alternance."

Régis savait que l'Empereur était un homme avisé. Cruel quand il le fallait, mais avec un sens très... Nilfgaardien de la justice et de la droiture, justement. Le genre a être en mesure d'entendre des éléments factuels et à réagir avec pragmatisme. Il était convaincu que la biologie seule ne justifiait pas le retour à la vie d'inconnus. Il savait aussi que les magiciens n'étaient plus les bienvenus ici, or il en fallait pour dénouer ce mystère. Et déplacer le problème dans une région où les mages sont encore appréciés semblait être la meilleure chose à faire, d'après le vampire.
Ses explications semblèrent suffire à convaincre le monarque qui lâcha un peu de leste, amenant l'herboriste à une petite révérence de la tête pour le remercier pour ça.

" Je pense faire en sorte de rassembler une petite équipe en Kovir uniquement. Si le fruit de leurs expérimentations nuit à quelqu'un, ça ne sera pas aux vôtres. Et j'en porterai la responsabilité, bien évidemment. "

Affirma-t-il sans bouger de son emplacement, les mains à nouveau jointes dans une posture tout à fait passive qui n'était pas sans rappeler certaines phases des militaires du rang. Tout ici était tellement ordonné et strict qu'on en venait naturellement à en adopter la rigueur et la tenue, songeait-il.

" Et puisque Nilfgaard pourvoit à mes futures dépenses, je m'engage à tenir des registres trésoriers aussi stricts que possibles pour garantir que la moindre pièce d'or versée ne servira pas à m'enrichir personnellement. "

Comme tout le monde, Régis aimait l'argent. Mais certainement pas au point de détourner des fonds d'un état au travers de malversations douteuses. De plus, il aimait se considérer comme quelqu'un de particulièrement honnête.

" Mes premiers rapports vous seront donnés directement dans les délais les plus brefs. Comme je vous le disais, j'étais ici pour négocier et je prévoyais dans tous les cas de rester quelque temps. Temps que je pourrais mettre à profit pour cette étrange affaire. "

Il daigna bouger légèrement, faisant quelques pas pour attraper le parchemin que lui avait rédigé Emhyr. Il ne chercha pas à en lire le contenu, sachant pertinemment qu'il ne connaissait pas la langue et qu'il lui serait fort peu aisé de comprendre ce qui était écrit. Il baragouinait quelques mots d'elfiques, lesquels lui permettaient de comprendre par extension certains termes d'ici. Mais il doutait fortement que ce soit suffisant pour déchiffrer un texte probablement très standardisé et soutenu dans sa rédaction.

" Auriez-vous des conditions annexes, concernant les gens extérieurs que je pourrais mandater pour enquêter sur cette affaire ? Je sais que nous avons des... connaissances en commun. "

Un pauvre choix de mot pourrait lui coûter cher, raison pour laquelle il marque une certaine pause, le temps de réfléchir à une tournure adaptée.

" Entendez par là, Votre Éminence que je connais une partie des différends que vous entreteniez à l'époque avec un certain Sorceleur, par exemple. Ma demande, quoi qu'intrusive en apparence, vise seulement à savoir si je dois me contenter de la voie de la facilité en contactant cette personne, ou si à l'inverse, vous préférez ne pas avoir à faire à certains individus, de près ou de loin ? "

Se faisant, le vampire s'était remis à sa place initiale, retrouvant aussi sa posture. Il doutait fortement que la conversation puisse être si rapidement achevée. Ce genre de détails se devaient d'être soulevés. Des questions qui demeurraient sans réponse, il y en avait encore beaucoup.
Un temps, il se permit de laisser son regard glisser vers les vitraux à son tour, et vers le tableau. Il y découvrit une enfant aux cheveux cendrés. L'empressement aidant, il se permit une question de nature moins professionnelle.

"Est-ce Cirilla ?"

Celle pour qui ils avaient traversé le continent et qu'il n'avait que furtivement vue lors d'une funeste bataille. Un drôle de souvenir. Une drôle de frustration aussi. Il se demandait ce que le Sorceleur avait bien pu devenir après ça, d'ailleurs. S'il l'avait sauvée de cette tour maudite. Il chassa ses questionnements d'une brève secousse de la tête.